Marché du travail : entre automation et modèles pré-capitalistes (Alternatives Economiques, 28 mars 2017)

Dans le magazine Alternatives Economiques, Franck Aggeri, professeur de management à Mines ParisTech, fournit une analyse en quatre temps de la question du travail à l’heure des plateformes numériques, à partir d’un compte-rendu d’un de mes séminaires portant sur les liens entre digital labor et automation.

4 idées reçues sur le travail à l’heure des plates-formes numériques

Le  développement fulgurant des plates-formes numériques ne va pas sans  susciter des craintes ou des espoirs que symbolise Uber, entreprise  érigée tantôt en modèle, tantôt en bouc émissaire. L’un des sujets les  plus discutés porte sur les conséquences de ces plates-formes sur le  travail : comment modifient-elles les formes de travail ? En quoi  remplacent-elles du travail salarié par du travail indépendant ? En quoi  contribuent-elles à saper les fondements de notre modèle social et de  notre droit du travail ? Des emplois sont-ils menacés par le travail des  algorithmes ?
Le problème est que l’impact des plates-formes sur  le travail suscite davantage de fantasmes et de conjectures que  d’analyses solides fondées sur des études empiriques. C’est précisément  l’objet du dernier numéro du Libellio d’Aegis,  revue scientifique en ligne, que d’éclairer à partir d’analyses  distanciées et informées les transformations du travail occasionnées par  l’irruption des plates-formes. On y trouve en particulier deux  contributions remarquables d’Aurélien Acquier, professeur de management à  l’ESCP-Europe, et d’Antonio Casilli, sociologue à Telecom ParisTech, et  auteur avec Dominique Cardon d’un livre remarqué sur le digital labor1.
Idée reçue n°1 : une menace pour l’emploi
Première  idée reçue : la révolution numérique menacerait l’emploi. Antonio  Casilli rappelle justement que la question de l’impact des nouvelles  technologies, et notamment du machinisme, est aussi ancienne que la  révolution industrielle. Dès le début du XIXème siècle, certains  économistes comme Thomas Mortimer ou David Ricardo s’inquiètent déjà de  la substitution massive du travail humain par des machines. Cette  crainte s’est avérée infondée car ils ont sous-estimé les potentialités  nouvelles ouvertes par les révolutions techniques qui ont certes détruit  certains emplois mais ont contribué à en créer d’autres dans de  nouveaux secteurs.
Au XIXème siècle, Thomas Mortimer ou David Ricardo  s’inquiétaient déjà de la substitution massive du travail humain par des  machines

A cet égard, le rapport controversé de  Frey et Osborne de l’université d’Oxford paru en 2013 sur  l’impact de l’économie numérique sur l’emploi ne fait que reproduire  les biais d’analyse de leurs illustres aînés. Ainsi, ils prédisent que  47% des emplois sont menacés par la révolution digitale d’ici à 2050 à  partir d’une recension de l’impact de ces technologies sur les métiers  existants sans tenir compte des créations d’emploi associées aux  nouveaux métiers que cette révolution numérique pourrait occasionner.
Idée reçue n°2 : des plates-formes peu intensives en travail
Seconde  idée reçue : ces plates-formes seraient peu intensives en travail.  Antonio Casilli indique que loin de l’imagerie d’un monde gouverné par  les algorithmes, ces plates-formes sont intensives en travail, mais  selon des modalités inhabituelles et largement invisibles du grand  public. Il a notamment le grand mérite de pointer du doigt une première  modalité qui constitue une face cachée de cette économie de  plate-forme : l’exploitation d’un lumpen proletariat en charge  de réaliser un ensemble de micro-tâches visant à compléter, améliorer ou  pallier les défaillances des algorithmes. Cela recouvre une variété de  petites tâches comme transcrire un ticket de caisse, écouter de la  musique et la classer, labelliser des images, identifier des messages ou  des sites douteux, etc. En échange, ces travailleurs perçoivent des  micro-rémunérations qui, à la fin du mois, peuvent aller de quelques  dollars à une centaine.
Quand un internaute reconnaît une image ou retranscrit une phrase, il travaille pour Google

L’autre modalité, également méconnue,  est le travail réalisé par les utilisateurs eux-mêmes. Cette idée que  les clients participent à la co-construction de l’offre n’est pas propre  à l’économie numérique mais elle atteint, dans ce cas, une ampleur sans  précédent. Par exemple, quand un internaute améliore une traduction  proposée, quand il traduit un bout de texte, reconnaît une image ou  retranscrit une phrase, il travaille pour Google. Ainsi, les clients  participent activement sans le savoir à l’activité de ces plates-formes.  Ils contribuent également à les enrichir puisque les clics et les likes  sont vendus à des entreprises commerciales qui sont prêtes à payer cher  pour mieux connaître les besoins et les goûts de clients potentiels.
Idée reçue n°3 : un modèle d’organisation du travail inédit
Troisième  idée reçue : les plates-formes constitueraient un modèle d’organisation  du travail inédit. Aurélien Acquier explique comment le modèle  d’intermédiation des plates-formes transactionnelles ressemble à s’y  méprendre au modèle pré-capitaliste du domestic system dans  lequel des agriculteurs réalisaient une activité ouvrière domestique  (comme coudre, tisser, filer ou tricoter) pour le compte de négociants  en échange d’une rémunération à la pièce ou à la tâche. Ces paysans  réalisaient cette activité avec leurs propres outils. Ils étaient donc  les détenteurs du capital. Comme dans le modèle du domestic system,  les plates-formes ne sont pas propriétaires des actifs (les véhicules  pour Uber, les appartements ou maisons pour AirBnB) ; elles ne gèrent  pas un espace de travail spécifique ; les travailleurs sont  contractuellement indépendants de l’apporteur d’affaires ; les activités  constituent souvent un appoint par rapport à une autre activité  principale.
Les produits et services issus de la vieille économie n’ont pas disparu

Cette forme organisationnelle revient au  premier plan parce que les technologies de l’information facilitent  l’accès à l’information et permettent son contrôle et qu’elles réduisent  les coûts de transaction. Les entreprises y ont recours parce qu’elles  leur permettent d’externaliser les coûts salariaux et les risques de  licenciement, et qu’elles sont peu intensives en capital. Il faut  cependant relativiser leur domaine d’extension. Les produits et services  issus de la vieille économie n’ont pas disparu. Bien au contraire, il  faut bien des contenus à vendre. Par exemple, le numérique n’a pas  remplacé le travail du journaliste ou celui du musicien, il a modifié  les supports pour qu’ils puissent circuler sur ces plates-formes,  fragilisant, il est vrai, les modèles d’affaire des entreprises qui  commercialisaient les anciens types de support (la presse papier ou les  maisons de disque). Pour produire ces contenus, et notamment ceux qui  réclament de l’innovation, il faut toujours des entreprises pour les  concevoir et les produire et organiser les activités y concourant.
Idée reçue n°4 : le travail salarié fragilisé
Quatrième  idée reçue : les plates-formes conduiraient à fragiliser le travail  salarié. Un tel risque existe mais les événements récents soulignent la  fragilité du modèle du travail indépendant associé au développement de  ses plates-formes. Comme le rappelle les procès en France ou aux  Etats-Unis auxquels Uber est confronté, l’entreprise, comme d’autres,  est menacée de voir le contrat commercial qui l’unit aux chauffeurs  considéré comme une forme déguisée de salariat et requalifié comme  contrat de travail.
La démonstration d’un lien de subordination entre une  plate-forme et ceux qui travaillent pour elle dépend du degré de  prescription des tâches

Sur le plan juridique, cette relation  dépend de la capacité à démontrer l’existence d’un lien de  subordination. S’il y a subordination, alors il faut requalifier les  chauffeurs indépendants en salariés, ce qui mettrait en péril le modèle  d’affaire d’Uber qui tire son avantage du fait que l’entreprise  n’endosse pas les mêmes coûts et contraintes que les compagnies de taxis  traditionnelles. Sur un plan technique, la démonstration d’un lien de  subordination éventuel dépend du degré de prescription des tâches,  explique Aurélien Acquier. Jusqu’où Uber prescrit-il aux chauffeurs le  contenu de leurs activités ? Quelle est leur marge de liberté  réelle dans le choix des clients, des trajets ou de la tarification,  etc. ? Si le juge peut établir qu’existe un degré de prescription élevé,  il est probable qu’il estime que le lien de subordination est effectif.  Aurélien Acquier souligne cependant que le degré de prescription est  variable d’une plate-forme à l’autre et qu’il faut éviter toute  généralisation hâtive. Si certaines d’entre elles, à l’instar d’Uber,  encadrent fortement l’activité de leurs chauffeurs, d’autres, comme  Leboncoin par exemple, ne prescrivent pas la nature des relations entre  les utilisateurs de la plate-forme.
Ces analyses sont utiles car  elles nous aident à mieux comprendre le fonctionnement réel des  plates-formes, les enjeux qu’elles soulèvent et les points de vigilance  sur lesquels il est urgent d’enquêter pour éventuellement mieux les  encadrer et les réguler. Elles montrent également que la grande  entreprise et le salariat ne constituent pas des référents adéquats pour  penser le travail sur ces plates-formes, et qu’à l’inverse, d’autres  modèles d’organisation plus anciens, comme le domestic system, peuvent nous aider à mieux éclairer leur fonctionnement et leurs effets concrets.