Antonio Casilli décortique trois "mythes d'Internet" (Sciences Humaines, n° 229 – août/septembre 2011)

“Qu’est le numérique, si ce n’est la poursuite de la vie par d’autres moyens ?” : c’est la question qui se pose sur le n. 229 du magazine Sciences Humaines le journaliste Xavier de la Vega, coordonnateur du très nourri dossier “Nos vies numériques”. L’article d’ouverture, signé par le sociologue Antonio Casilli, auteur de Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ? (Ed. du Seuil), s’attaque à trois mythes d’Internet : celui des effets désocialisants du Web, celui du “dualisme” virtuel/vie réelle et celui, omniprésent, des digital natives. Parmi les autres invités de marque de ce numéro spécial: Daniel Miller sur les défis des réseaux pour l’anthropologie, Fabien Granjon et Céline Bagault évaluent les effets révolutionnaires du Web, Martine Fournier se plonge dans le sexe en ligne, Maxime Coulombe et Justine Canonne abordent les jeux vidéo et les mondes immersifs, Henry Jenkins porte son regard sur fan et hackers et Jean-François Dortier conclut le dossier en nous conduisant au coeur de Wikipedia.

Les digital natives ne peuvent être pensés en dehors de leurs familles. Les étudier à l’aune de la stratification sociale, comme le fait Eszter Hargittai, fait ressortir un tableau plus fragmenté : les membres de la soi-disant « génération Internet » ne sont pas tous des virtuoses du clavier (3). Des comparaisons entre enfants de familles aisées et de classes populaires révèlent une divergence parfois radicale en termes de compétences informatiques. Dans le droit fil de Pierre Bourdieu, Laura Robinson emploie la notion d’« habitus informationnel » pour montrer comment les attitudes vis-à-vis des Tic sont assimilées par les jeunes utilisateurs. Si les enfants des classes moyennes se montrent plus intéressés par l’expérimentation, la recherche et le jeu en ligne, ceux dont les familles sont plus proches du seuil de pauvreté développeraient un « goût de nécessité » qui se manifeste par une attitude plus orientée vers la réalisation de tâches utilitaires, aux résultats immédiats : envoyer un message ou vérifier une information – souvent sous la supervision d’un enseignant ou d’un adulte (4). Quant à l’utilisation d’Internet dans les différentes classes d’âge, le panorama n’en est pas moins complexe : alors que les adolescents profitent des vidéos, jeux et sites de socialisation pour se distraire, les pratiques numériques des personnes âgées, centrées sur la messagerie électronique, la presse en ligne et l’e-commerce, relèvent d’une tyrannie de la nécessité (5).


Ainsi, le fait de diviser les utilisateurs entre « natifs » et « immigrants » du Net est non seulement la marque d’un certain « jeunisme » ambiant, mais surtout le signal « du déplacement politique des scènes de l’exclusion sociale (6)  ». Si les personnes âgées ne se servent pas d’Internet, cela n’est pas dû à un manque de prédisposition naturelle, mais plutôt au fait que les avantages culturels et sociaux de ce moyen de communication semblent plutôt réservés aux plus jeunes qui s’en servent pour renforcer leur capital culturel et ainsi améliorer leur image auprès de leurs égaux, de leurs enseignants, d’employeurs potentiels.