Florilège de textes sur trolling, vandalisme et discorde en ligne

Hello folks,
vous êtes sans doute arrivés ici après mon interview avec Vinvin et Jean-Marc Manach au Vinvinteur (épisode 28 : “Les trolls, ce douloureux problème”) de France 5. Ce billet vous propose un petit florilège – amoureusement concocté par Votre Dévoué – de mes articles, interviews et présentations sur le trollage, le vandalisme et les formes de la discorde en ligne. Il s’agit des textes qui ont constitué la base de la version extendend play du “Gros t’chat avec Antonio Casilli”. Ps. Tous les textes sont accessibles en ligne. La seule, remarquable, exception est représentée par le chapitre sur le trolling de mon livre Les liaisons numériques pour lequel, paraît-il, il faut encore débourser des €€€ (ou alors il faut être des lecteurs super-motivés…).

trollvinvin

“L’hypothèse qui sous-tend souvent les écrits à ce sujet est que la déviance dans le Web serait surtout un phénomène informel, quotidien, et répandu au niveau collectif. (…) S’il est difficile d’appliquer des sanctions traditionnelles, cela ne veut pas dire que les communautés en ligne sont des repaires de déviants sans foi ni loi. C’est plutôt que leur fonctionnement est plus efficacement assuré par une réglementation contextuelle, adaptée à une déviance qui dépend des conditions d’interaction. Des comportements tout à fait acceptables dans une situation particulière peuvent être perçus comme déviants dans d’autres.”

“Exu est une personnification de la communication. Il assure l’échange et l’interaction entre les hommes. Mais son rôle est ambivalent. Il est capable à la fois de provoquer le malentendu et, à travers la parole, de réconcilier les parties en cause. Il brise un lien social entre les deux hommes (leur amitié) et le remplace par un lien nouveau, ambigu. Le chapeau à deux couleurs symbolise ce lien. Il est l’emblème de quelque chose qui dépasse les affinités et les loyautés. Les deux amis s’aiment mais sont prêts à s’entretuer. Il dépasse aussi les notions de justice et de vérité. Exu le dit bien, « vous aviez tous les deux raison ». Les deux hommes sont dans le vrai, mais ce n’est pas le fait d’être dépositaires d’une information exacte qui est à la base de leur entente. Ils doivent à présent apprendre à s’interroger sur le type de lien qui les unit. Est-ce que les sentiments, l’attachement peuvent suffire ? Exu semble, à sa manière taquine, vouloir mettre cela en doute. L’affection qu’ils ont l’un pour l’autre ne met pas les deux amis à l’abri de la discorde. Objet absurde, image du caractère même de cette divinité capricieuse, le chapeau est là non seulement pour rappeler la fragilité des liens humains, mais pour montrer qu’ils peuvent prendre des formes parfois surprenantes.”

  • Antonio A. Casilli, Yann Leroux et Pacome Thiellement (2012) Psycho-politique du troll, podcast Radio France Culture “Place de la Toile” avec Xavier de la Porte, 24 mars.

“J’ai une vision du troll comme d’un personnage éminemment enraciné dans le présent et dans une certaine narration de l’histoire, un discours idéologique “de libération”. Le troll à mon avis incarne une figure de cette libération, à savoir le troll actuel a remplacé le prolétariat en tant que sujet historique du XIXe et XXe siècle. Aujourd’hui on pourrait et on devrait d’ailleurs parler de “trollétariat” : dans l’économie de l’attention et de la conversation d’un service comme Facebook vous avez des pauvres et des démunis de la participation et des contenus – ce sont les trolls. Ils sont là pour introduire un élément de trouble dans cette production constante de sens et de valeur qu’est l’Internet – des Robins des bois de l’attention, si on veut…”

“Le troll, surtout dans son incarnation de troll « revendicatif », nous permet d’introduire une autre question qui nous tien à coeur : peut-on reconnaître une dimension politique de la pratique du trolling en ligne ? Même si les trolls revendicatifs ne sont pas anti-hégémoniques au sens gramscien du terme (l’hégémonie culturelle et commerciale des groupes industriels qu’ils critiquent n’est pas véritablement menacée par leur comportement), leurs commentaires et leurs blagues exposent l’hypocrisie des entreprises qui s’affichent à l’écoute de leurs consommateurs. Le roi est nu, et son service client est une arnaque… Mais, dans la mesure où « tout marché est une conversation » (pour reprendre la célèbre formule du Cluetrain Manifesto), le trolling s’emboite parfaitement avec le contexte plus vaste de la culture du Web participatif contemporain, la Toile de commentaires et de dialogues qui se veulent libres mais qui en réalité sont formatés et complètement compartimentés.”

“Je suis profondément convaincu qu’on ne peut pas ne pas être troll à un moment ou à un autre. On est toujours le troll de quelqu’un d’autre. Si j’étais un sociologue du XIXe siècle j’en tirerais une loi sociale : « pour tout individu X, il existe au moins un autre individu Y tels que X soit en position de trollage par rapport à Y en ce qui concerne un domaine ou une question spécifique ». Le troll est une catégorie relationnelle, qui n’a rien de subjectif. “

“En ce sens, le trolling menace de court-circuiter et de remodeler, de façon dialectique et conflictuelle, les espaces de discussion civilisés (ndlr : polis) que les démocraties modernes considèrent toujours comme leur espace politique idéal. L’existence même de trolls anonymes, intolérants et aux propos décalés témoigne du fait que l’espace public (défini par le philosophe allemand Jürgen Habermas comme un espace gouverné par la force intégratrice du langage contextualisé de la tolérance et de l’apparence crédible.) est un concept largement fantasmatique. “

“Chaque page Wikipédia procède, plus ou moins, de sa propre controverse interne. Les auteurs de chaque article se disputent sur comment ce dernier est argumenté, classé, référencé. Ou alors sur l’ajout de liens externes et sur l’orthographe de certains noms. Mais la plupart du temps, ils se disputent sur le point de savoir si les sujets sont ou pas “notoires” — c’est à dire, dans le jargon wikipédien, s’ils donnent ou pas matière à un article. (…) L’impact et le sens de telles discussions entre contributeurs mettent en évidence l’existence de vibrantes communautés qui s’agrègent autour de sujets bien déterminés. À telle enseigne qu’actuellement on peut définir Wikipédia comme un service de réseautage social comme les autres. Finalement, ses utilisateurs partagent leurs intérêts sur leurs profils comme on peut le faire sur Google+, ils gagnent des badges comme sur Foursquare, discutent publiquement comme sur Twitter et leur vie privée est constamment mise à mal — comme sur Facebook.”

“En fin de compte, les vandales auront accompli la fonction essentielle de susciter auprès des autres utilisateurs cette “vigilance participative”, moteur de la gouvernance de Wikipédia. Par leurs modifications provocatrices ou destructrices, ils revivifient l’attention pour des sujets depuis longtemps figés, ils stimulent les discussions en sommeil, ils réveillent les consciences. Ainsi, ils obtiennent le résultat paradoxal de favoriser la coopération par l’abus, la participation par la discorde – et la connaissance par l’ignorance.”

“Heureusement, Votre Sainteté, vous n’êtes pas un leader démocratique. Je sais que vous ne prendrez pas cela comme une insulte, parce que j’essaie simplement d’établir un état de fait. Vous êtes le monarque d’une théocratie. Votre forme distinctive de gouvernement (comme en témoigne le ton quelque peu…”pontifiant” de vos tweets) n’est pas exactement propice à l’accès généralisé au débat démocratique. Donc, je ne vois pas pourquoi votre espace politique devrait être considéré comme une sphère publique. En fait je crois que vous êtes habitué au trollage, parce qu’autant que vous, vos prédécesseurs des siècles passés avaient déjà fait l’objet de commentaires indélicats. Bien sûr, à cette époque, les critiques portaient d’autres noms: hérésie, blasphème, apostasie…Assurément, le ton et le contenu des commentaires négatifs véhiculés sur Twitter n’étaient pas différentes des critiques que l’Église catholique endure depuis longue date: mauvaise conduite sexuelle, corruption des hiérarchies de l’Église, opinions contraires à la foi catholique sur la divinité du Christ ou sur la dignité apostolique, etc.”

“Establishing a dialogue with critics was one of the staples of the official message for the 47th world communications day, as well as of the Pontifical Council for Social Communications position statement about social networking: trolls might be “far from the Catholic faith”, but they appear to be “on their own quest for the meaning of human life” and the Church has to take into account their “real and urgent requests, as they face doubts and challenges that are consistent with today’s existence”.  This new phase in troll evangelization is one of mirroring, where Papacy tries to convey cultural understanding of its adversaries by adopting their codes and mannerisms. And the trolls are playing along. Mirroring is welcomed by counter-mirroring, where the Pope’s identity is instantly embedded in the utterances of Twitter trolls.”

“L’émergence du trollétariat est une conséquence de la précarisation de la “classe créative” dont parlait Richard Florida, ou alors de la “virtual class” d’Arthur Kroker ou des “hackers sublimes” mentionnés par Christophe Aguiton et Dominique Cardon… Nous évoluons dans un système caractérisé par une production de masse de plus-value cognitive (cognitive surplus). Voilà ce qui est mis à profit dans le capitalisme cognitif. Mais le fait de vouloir imputer cette production à un “cognitariat” (comme le faisait Alvin Toffler dans les années 1980), voire à “pronétariat” (pour reprendre la formule introduite par Joël de Rosnay en 2006), fait fi de la spécificité conflictuelle de cette tranche de la population. Ces prolétaires numériques ne demeurent pas désarmés : ils trollent. Les “cultures troll” doivent alors être interprétés comme des dispositifs politiques pour contourner l’exploitation du digital labor…”

“Comme son homologue français Laurent Joffrin avant lui, le journaliste-vedette Enrico Mentana quitte soudainement Twitter, exaspéré par les insultes des « anonymes ». La présidente de la Chambre des députés, Laura Boldrini, parle alors d’« anarchie sur le Web ». Plusieurs voix se lèvent pour inviter ces personnalités publiques à renoncer à leurs « prétentions d’immunité » et à accepter le potentiel anarchique de la conversation sur les réseaux. Et les soi-disant anonymes de Twitter ? Ils s’interrogent, justement, sur cette énième campagne de diabolisation et – taquins – assimilent leur trollage des stars à une manifestation contemporaine de l’anarchisme insurrectionnaliste.”