A la une de 20 Minutes (11 févr. 2019)

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«Fermier du clic», «robot humain»… Les robots ne volent pas nos «jobs à la con», ils en créent

INTERVIEW LEXICALE Avec l’aide du sociologue Antonio Casilli, nous revenons sur les nouveaux emplois précaires créés par l’intelligence artificielle

Laure Beaudonnet

Digital indique un travail du clic : un travail simple, fait à la main, tâcheronnisé et datafié. Illustration de l'intelligence artificielle.
Digital indique un travail du clic : un travail simple, fait à la main, tâcheronnisé et datafié. Illustration de l’intelligence artificielle. — PIXABAY / geralt
  • Dans En attendant les robots paru début janvier,Antonio Casilli détricote les fantasmes liés à l’intelligence artificielle.
  • L’enseignant-chercheur à Télécom Paristech met au jour les coulisses des algorithmes intelligentes et des grandes plateformes numériques.

En attendant les robots Pourquoi ne pas faire passer l’homme pour une intelligence artificielle et encourager le mythe du remplacement par les machines ? Dans son enquête sur le travail du clic, parue aux éditions Seuil, le sociologue Antonio Casilli, enseignant-chercheur à Télécom Paristech, détricote les fantasmes liés à l’intelligence artificielle.

Il met au jour les coulisses des algorithmes intelligentes et des grandes plateformes numériques. Alimentées par des micro-travailleurs qui effectuent « un travail tâcheronnisé et datafié », elles poussent à l’extrême les logiques tayloristes de fragmentation de l’activité humaine. A côté des « sublimes du numérique » -les data-scientists et les ingénieurs- a émergé une nouvelle forme de travailleurs précaires qui réalisent des activités répétitives à très bas salaire.

Avec l’aide d’Antonio Casilli, nous revenons sur les nouveaux emplois précaires créés par l’intelligence artificielle. Interview lexicale.

« Digital labor »

« En anglais, on utilise le terme “labor” pour parler d’un travail qui s’inscrit dans les rapports sociaux : “travailler pour”, “travailler avec”. Et on parle de “digital”. Non pas pour répondre à la diatribe du français : digital versus numérique. Mais pour rester fidèle à l’étymologie latine d’un travail fait avec le doigt, en latin, digitus. Digital indique un travail du clic : un travail simple, fait à la main, tâcheronnisé et datafié.

J’ai différencié trois types de digital labor. “Le travail à la demande”, comme Uber ou Deliveroo, qui repose sur des applications mobiles et qui produit énormément de données. “Le micro-travail” qui désigne le travail d’une foule de personnes auxquelles sont confiées des tâches très courtes, très limitées dans le temps et très fragmentées. Et “le travail social en réseau” qui illustre ce que chacun d’entre nous réalise sur les plateformes dites “sociales”, comme Facebook, Instagram. Il consiste moins à produire des contenus qu’à produire des méta-données. Et les plateformes se servent de ces données pour automatiser certains processus. »

« Micro-tâcheron »

« Au XIXe siècle, “tâcheron” définissait une catégorie de travailleurs qui se situaient entre l’artisanat et l’industrie. On les appelait aussi les “piéçards”, ces personnes étaient payées à la pièce ou à la tâche. Elles étaient organisées dans des ateliers, elles pouvaient négocier leurs prix. Il y avait une forte volatilité de leurs revenus, mais il y avait des marges de liberté importantes.

Aujourd’hui, si vous êtes un salarié, votre situation est différente. Vous avez une rémunération fixe et en échange de cette sécurité économique, vous accordez à votre employeur principal le pouvoir de vous subordonner. Et les micro-tâcherons dans tout ça ? Ils représentent une nouvelle classe de travailleurs des plateformes qui sont dans un état hybride.

Les plateformes mettent en place des stratégies pour les subordonner, et cette subordination est de nature économique et cognitive. Les micro-tâcherons ne réalisent pas des activités sur lesquelles ils peuvent développer des compétences, ou s’organiser entre eux. Ils n’ont pas d’emprise sur leur activité. Au contraire, leur travail est fragmenté, réduit au minimum et de cette manière, ils finissent par être relativement isolés, aliénées, mal payés et peu protégés. »

« Fermier du clic »

« Les fermiers du clic sont des ouvriers de l’Internet, souvent installés dans des pays émergents ou en voie de développement. Ils travaillent depuis des structures qu’on appelle des “fermes à clic” qui peuvent prendre différentes formes. Elles ont parfois pignon sur rue, parfois elles ressemblent à un garage, à la maison d’un particulier, à des usines désaffectées. Chaque fois, des centaines de personnes passent d’un smartphone à l’autre (il y en a des milliers) pour cliquer sur des applications, des contenus, des vidéos ; pour liker des posts sur Facebook, se déclarer fan de tel article ; pour retweeter, follower un compte.

Tout cela moyennant des payements extrêmement faibles (pouvant parfois aller jusqu’à 0,0001 euros). Il y a une forte continuité avec l’activité des micro-travailleurs d’Amazon Mechanical Turk, payés à la pièce, de même qu’avec le travail “actif” d’un utilisateur de Facebook. Ce dernier like aussi des contenus, son like est censé être authentique. Le fermier du clic, lui, ressemble plutôt à un mercenaire de ses usages. Par contre, les deux sont payés 0 euro ou presque 0 euro. Derrière les armées de bots, il y a en réalité des personnes qui cliquent sur énormément de contenus qu’ils n’aiment pas particulièrement. »

« Robot humain »

« Ce terme a été utilisé par Anthony Levandowski, ex-Monsieur véhicules autonomes de Google parti chez Uber. En 2013, il a employé l’expression de “robot humain” pour définir les personnes qui s’occupent de labelliser et de trier à la main les images et les données que les véhicules autonomes ont enregistrées. La voiture autonome est une sorte d’ordinateur sur roues qui enregistre énormément d’informations. Et ces informations ont besoin d’être traitées. Qui fait ce travail ? Ce sont les humains qui se cachent dans les robots.

Le nom commercial Amazon Mechanical Turk fait référence au célèbre canular du turc mécanique, un automate inventé au XVIIIe siècle. Il s’agissait d’un robot, habillé en turc Ottoman, capable de simuler un processus cognitif complexe pour jouer aux échecs. En réalité, il cachait un être humain qui faisait bouger les pièces du jeu d’échecs. Et Amazon a repris cette métaphore, sans aucune ironie. »

« Turker »

« Un Turker est un worker sur Mechanical Turk. Amazon a repris ce terme pour dire : on ne va pas mettre une seule personne à l’intérieur d’un robot mais des foules de micro-travailleurs à l’intérieur de chaque robot. A l’intérieur de chaque entité artificielle, on va mettre des centaines de milliers de personnes qui vont, à la main, parfois simuler le fonctionnement d’un logiciel, parfois entraîner un algorithme, parfois valider et contrôler ce qu’un robot fait. Ils passent derrière pour voir si le robot a bien œuvré. Ce sont des microtravailleurs, payés à la pièce, quelques centimes d’euros pour réaliser ces tâches nécessaires pour entretenir et faire fonctionner les intelligences artificielles actuelles. »