Recension dans “Hommes & Liberté” (revue de la Ligue des Droits de l’Homme, n. 187, juill. 2019)

HL186-Notes-4.-En-attendant-les-robots

Alors que se multiplient les dis-cours sur le remplacement de tout ou partie du travail humain par l’intelligence artificielle (IA), Antonio A. Casilli renverse la perspective : pour lui, la réalité est que l’intelligence artificielle ne peut pas exister sans travail humain, mais un travail rendu invisible, morcelé, précarisé, sous-payé, quand il n’est pas gra-tuit : depuis les livreurs à vélo des plateformes de distribution jusqu’aux utilisateurs des réseaux sociaux, nous travaillons tous et créons de la valeur qui est captée par les géants d’Internet. C’est le « digital labor», qu’il définit comme « un mouvement de mise en tâches (tacheronisation) et de mise en données (datafication) des activités productives humaines ».Dans son livre, il décrit trois types de travail. Le premier est le plus connu : le « travail à la demande », celui des chauffeurs d’Uber ou des coursiers à vélo, ces petits boulots prétendument indépendants mais soumis au contrôle étroit des plateformes. Mais ce que met en lumière Antonio A. Casilli, c’est que ces travailleurs produisent également, en interaction avec leurs clients, des données qui vont être exploitées et revendues par les plateformes. Le deuxième type de travail est le «microtravail» : des tâches fractionnées, « tacheronnisées », telles que tagguer des photos, trier des messages, identifier des images, modérer des contenus… indispensables pour permettre à « l’intelligence artificielle » de fonctionner et de s’améliorer. Elles sont accomplies par des travailleurs peu ou pas qualifiés, dispersés dans le monde, mis en concurrence entre eux et généralement (mal) payés à la pièce… Ceux-ci sont mis en relation avec des clients qui ont besoin d’eux par des plateformes dont la première, Mechanical Turk, a été créée par Amazon. Le troisième type est le « travail social en réseau» : c’est celui que chacun de nous réalise en utilisant les réseaux sociaux, en produisant des textes ou des images, en les commentant, en les notant… Non seulement cette activité, en apparence ludique, génère une masse de données commercialisables, mais elle contribue aussi au fonctionnement de l’IA : elle produit ainsi de la valeur.Le livre d’Antonio A. Casilli est épais, documenté, précis et rigoureux. Il est parfaitement lisible par un non-spécialiste et – ce qui ajoute à son intérêt – il ne se contente pas de décrire mais, se référant sans cesse à des valeurs, il esquisse des solutions et des alter-natives possibles, pour peu que le débat politique s’en empare.