Dans L’Express (21 janv. 2019)

Dans L’Express, Aliocha Wald Lasowski propose un compte-rendu de mon ouvrage En attendant les robots : Enquête sur le travail du clic(Éditions du Seuil).

Derrière les robots, on trouve beaucoup d’humains


Non seulement les robots n’ont pas éclipsé les humains, mais le numérique a donné naissance à un nouveau prolétariat.

A l’ère du capitalisme des plateformes, les transformations du travail numérique révèlent un profond paradoxe : les start-up innovantes, qui utilisent des technologies de pointe et développent à grande vitesse l’intelligence artificielle, n’en ont pas encore fini avec le travail humain. Bien au contraire. À la place du robot intelligent réalisant des calculs mathématiques, il existe un monde du cyber-travail, qui emploie des millions d’individus à travers la planète, travailleurs humains payés à “jouer les intelligences artificielles”.  

Telle est la thèse d’Antonio Casilli, maître de conférences en humanités numériques à Télécom ParisTech. Le dernier essai de ce sociologue des réseaux, “En attendant les robots”, est le fruit d’une longue enquête de terrain, à l’ère de l’automatisation des fonctions industrielles. Déjà auteur de Qu’est-ce que le digital labor ? coécrit en 2015 avec le sociologue Dominique Cardon, Casilli explore les nouveaux travailleurs-automates chargés d’un travail laborieux, fragmenté et répétitif, travail invisible dans les chaînes de sous-traitance technologique. 

Sous-protection sociale

Qui sont ces “petites mains de l’intelligence artificielle” ? Des personnes qui “font le travail qu’un bot, logiciel d’agrégation des données, aurait dû réaliser”, explique Casilli. Des millions d’employés à travers le monde, payés à peine quelques centimes par clic par les géants mondiaux de la technologie, souvent sans réel contrat et surtout sans stabilité d’emploi. Cybercafés aux Philippines, salles d’informatique au Kenya ou télétravail en Inde, les travailleurs du clic y réalisent des tâches automatisées sur le Web. Dans les coulisses des GAFA, il n’y a pas que de jeunes capitalistes new-age, cool et branchés, en jean et équipement high-tech, mais beaucoup de ces néoprécaires du digital. En résumé, ce sont les humains qui font le travail des robots, et non l’inverse. 

Au-delà de la dénonciation de cette surexploitation sociale dans une économie informationnelle fondée sur l’extraction de données, Antonio Casilli montre comment le passage de l’entreprise à la plateforme conduit à une désorganisation complète du monde du travail. Les plateformes agrègent les activités selon trois modèles, explique-t-il. Les services à la demande (Uber ou Foodora), le microtravail (Amazon Mechanical Turk ou UHRS) et la commercialisation des relations sociales (Facebook ou Snapchat). Et la dématérialisation de l’économie amène à la prédominance du traitement de l’information sur les autres activités humaines professionnelles.  

Si l’on prend l’exemple de l’entreprise Uber, le quotidien connecté des chauffeurs Uber se déroule en réalité moins au volant de leur voiture que devant l’écran de leur smartphone. Le mythe d’un monde collaboratif, animé par un esprit de partage, de rencontre et de projet social, est une belle illusion. En réalité, les chauffeurs Uber passent davantage de temps à réaliser des tâches informationnelles qu’à converser avec le client humain : cliquer, enrichir les parcours GPS, renseigner les tableaux, envoyer des messages ou mettre à jour leur score de réputation. C’est la réalité du digital labor et la précarisation des services. Derrière ces “myriades de tâcherons du clic non spécialisés”, selon l’expression volontairement provocante de l’auteur, se met à jour une nouvelle division internationale du travail, encore plus inégalitaire qu’aux XIXe et XXe siècles. 

Comment y remédier ? Par l’amélioration de la réglementation , qui passera, d’une part, par le rôle des corps intermédiaires classiques (syndicats, coordinateurs ou “guildes”) et, d’autre part, par la requalification légale des droits sur le Web (fiscalité numérique, protection de la vie privée, droit des affaires). Antonio Casilli défend également la mise en place d’un revenu social numérique. Il soutient enfin la réinscription des travailleurs digitaux dans l’orbite du salariat, sur le modèle de la “Déclaration de Francfort” de 2016, consacrée à la reconnaissance du digital labor. Il n’y a pas d’autre solution, finit par dire Casilli, pour harmoniser et protéger les revenus. 

En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic, d’Antonio A. Casilli, éd. du Seuil, 400 p., 24 euros