Les émeutes de Londres et les digital humanities (Homo numéricus, 28 août – 9 septembre 2011)

Dans le blog Homo Numéricus, Pierre Mounier consacre deux billets (1/2 et 2/2) aux liens entre humanités numériques et la récente étude sur les émeutes de Londres signée par Paola Tubaro et Antonio Casilli, auteur de Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ? (Ed. du Seuil). L’usage de méthodes computationnelles peut aider à réconcilier recherche et demande sociale – à condition de ne pas verser dans le fétichisme de l’outil informatique.

Antonio Casilli et Paola Tubaro mobilisent à la fois un modèle théorique et un outil de simulation sur ordinateur pour tester la proposition de Cameron : les réseaux sociaux ont amplifié les émeutes, couper les communications permettra de réduire l’ampleur de futures émeutes. Or, la « simulation sociale » qu’ils mettent en oeuvre, en modifiant la variable communication (renommée « vision » dans leur modèle) montre exactement le contraire : dans les situations de communication libre, on assiste sur une certaine durée de temps à de violentes mais brèves éruptions insurrectionnelles dans certaines circonstances. Dans des situations où la communication est coupée, les émeutes ont tendance à se prolonger indéfiniment sur un palier sans retour à la normale.
Mais l’originalité de la démarche des deux chercheurs réside aussi dans la stratégie de communication qu’ils utilisent pour faire connaître leur travail. Soumis à une revue de sociologie, l’article est rendu immédiatement disponible sur l’archive ouverte SSRN où elle atteint en quelques jours la tête de classement des articles les plus téléchargés. Une version légèrement différente est dans le même temps postée sur les blogs personnels d’Antonio Casilli et de Paola Tubaro, d’où il sera repris dans de nombreux médias et traduit en plusieurs langues à la vitesse de l’éclair à partir de l’anglais. Ainsi une version française est publiée sur le magazine en ligne Owni le 19 août [7]. L’article sera repris, cité et discuté dans de nombreux médias à partir de ce moment. On le voit, l’originalité de la démarche des deux sociologues réside autant dans le tempo de leur publication que dans la méthode mise en oeuvre. L’ensemble repose sur le principe de la rapidité. Il s’agit, écrit Antonio Casilli de ’just in time sociology’ dont on voit tout l’intérêt : il s’agit de répondre aux critiques que la classe politique et les responsables policiers, cités en début d’article, adressent aux sciences sociales en général : elles obéissent à un temporalité longue déconnectée de l’urgence de la situation et s’intéressent d’avantage à « comprendre » (lire justifier) les émeutiers plutôt que les combattre. L’article démontre au contraire que les sciences sociales peuvent éclairer l’action politique sur un point précis au moment où elle en a besoin, et, en utilisant les mêmes moyens de communication qu’elle, participer en temps réel au débat public.
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l’article écrit par Antonio Casilli et Paola Tubaro a lui aussi, d’une autre manière, un statut subtilement ambigu. Cet article, rédigé très rapidement après les émeutes et les déclarations du premier ministre britannique qu’il souhaite démentir, apporte effectivement une information supplémentaire et surtout dissonante dans le débat qui commence à se constituer sur le rôle des réseaux sociaux dans les émeutes. Pour autant, cette information est produite dans le même cadre épistémologique que celui de la plupart des autres intervenants de ce débat. Le modèle théorique sur lequel repose le travail de Casilli et Tubaro, le système multi-agents n’est en fait pas si éloigné que celui dans lequel baigne Cameron : celui de l’agent rationnel, centré sur l’individu et faisant abstraction des dimensions sociales, culturelles ou de classe qui peuvent aussi agir sur les comportements individuels et collectifs. C’est d’ailleurs ce qui le rend particulièrement audible et efficace en lui permettant d’échapper à la disqualification a priori que les hommes politiques ont alors adressé aux sciences sociales. Les deux auteurs démentent Cameron en se positionnant sur son propre terrain conceptuel en quelque sorte. Mais leur travail en perd du coup de manière un peu paradoxale toute force critique : il ne propose tout simplement pas un cadre alternatif de compréhension de la réalité sociale mais corrige une affirmation singulière dans un cadre de pensée partagé avec les acteurs politiques dominants. De ce point de vue, le contraste est saisissant avec l’ouvrage publié quelques mois auparavant par le même auteur, qui, dans Les Liaisons numériques [4] s’attache avec succès à décrire à comprendre en profondeur, en recourant à des méthodes d’enquête croisées, la manière dont s’établissent de nouvelles formes de sociabilité au sein des réseaux numériques.
C’est sans doute un peu la limite de la sociologie « just in time » qui apparaît ici. Ne pouvant prendre le temps d’effectuer une enquête approfondie ni d’exposer les fondements théoriques de sa démarche, elle doit se reposer sur des outils informatiques simulant la réalité au sein d’un cadre conceptuel partagé par tous les acteurs.