Dans Sciences et Avenir (avril 2019, n° 866)

Tous forçats du numérique

Arnaud Devillard

Derrière l’intelligence artificielle, d’innombrables petites mains sous-payées œuvrent dans l’ombre.

Le sociologue Antonio Casilli a mené une enquête sur les dessous
du « clic », et révèle comment chacun d’entre nous, volontairement ou non, travaille pour l’industrie des géants du Web. Souvent au mépris des lois.

ÉCONOMIE. À qui le Time Magazine avait-il décerné sa traditonnelle couverture et le prix de la personnalité de l’année en décembre 2006 ? À « You » (« vous »), écrit en grosses lettres dans un écran d’ordinateur. Le magazine pressentait que l’internaute deviendrait la cheville ouvrière de l’économie numérique. Car commander une course de taxi sur

l’application Uber, louer un appartement par AirBnB, publier un commentaire sur Facebook… tout cela va bien au-delà de la simple utilisation d’un service comme le détaille le sociologue Antonio Casilli, spécialiste du digital labor (travail numérique), un terme apparu en 2014. Un travail qui revêt divers aspects. D’une part, des tâches réelles,

ou microtâches : elles sont microrémunérées (pas toujours en argent) et ne sont nullement encadrées par le droit social — un contrat par exemple — car les géants du Web prennent grand soin de se présenter comme des fournisseurs de technologie et non de services. Ils noient la notion de travail dans un discours orienté vers le « fun » (plaisir), la « participation », la glorification de l’amateurisme. D’autre part, une exploitation des données des usagers et de leurs comportements pour peaufiner des algorithmes, et donc créer de la valeur. Parfois, ces données sont même revendues.

En décortiquant les business models d’Uber ou de
la plate-forme Amazon Mechanical Turk — qui propose des microtâches répétitives en échange de quelques centimes — l’auteur dévoile les coulisses de cette industrie. Le lecteur sera ainsi peut-être surpris d’apprendre que derrière les technologies innovantes mises au point pour la conduite des véhicules autonomes ou la publicité en ligne, d’innombrables petites mains humaines anonymes trient, classent, vérifient, cliquent… gratuitement ou pour un salaire très en deçà des minima légaux. Quand l’intelligence artificielle devient… artificielle.