"Alan Turing : impardonnable ?" – podcast d'Antonio Casilli (France Culture, La Grande Table, 24 avr. 2012)

Podcast de La Grande Table, le magazine culturel de la mi-journée sur France Culture, consacré à la figure du mathématicien (et père de l’intelligence artificielle) Alan Turing, à l’occasion du centenaire de sa naissance. Pour en parler avec Raphaël Bourgois, Marc Weitzmann, Hervé Le Tellier et le sociologue Antonio Casilli, auteur de Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ? (Ed. du Seuil).

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Alan Turing, l’« impardonnable » ? Pionnier de l’intelligence artificielle, père des ordinateurs numériques contemporains, mathématicien de génie, cryptanalyste capable de craquer les codes super-secrets de l’armée nazie, de son vivant Alan Turing est persécuté à cause de son homosexualité. Après son arrestation en 1952, il est obligé à un choix cornélien : la prison ou la castration chimique. Il choisit la deuxième option, mais n’arrivera pas à surmonter ce traumatisme. En 1954 il se donne la mort en croquant… une pomme empoisonnée.

Les circonstances de son décès redeviennent d’actualité aujourd’hui. Alors que les célébrations pour le centenaire de sa naissance s’enchaînent partout dans le monde (v. le grand colloque à l’ENS de Lyon début juillet), en Angleterre une polémique autour de l’opportunité politique d’accorder officiellement le pardon à ce génie de l’informatique oppose les 21 000 signataires d’une pétition présentée au gouvernement britannique et la Chambre des Lords, officiellement contraire à cette mesure.

Pourtant les raisons pour accorder ce pardon sont évidentes : les travaux d’Alan Turing ont eu une influence remarquable sur les mathématiques, mais aussi dans des domaines fort éloignés tels la biologie, la philosophie et les sciences de l’ingénieur. Alors pourquoi, après toutes ces années, Turing est encore “impardonnable” ? Non pas à cause de sa sexualité, même si la question du traitement des “déviants sexuels” enflamme encore l’opinion publique britannique.

Peut-être cet acharnement doit être imputé moins à sa vie privée qu’à son héritage scientifique. Pour sa transdisciplinarité, pour sa puissance visionnaire, le travail de Turing soulève des questions imposantes, auxquelles nous n’avons pas encore trouvé une réponse. La possibilité même de l’intelligence artificielle ne cesse de provoquer de débats passionnés au sein de la communauté scientifique. Si la pensée est un processus simulable, qu’en est-il de la spécificité de la pensée humaine ?

Sans parler de l’hypothèse de la Singularité (la confluence d’hommes et machines en une superintelligence), autour de laquelle les géants des nouvelles technologies créent des initiatives spectaculaires (v. la Singularity University de Google) et que Turing avait préfiguré en 1950, avec le célèbre Test qui porte son nom : une épreuve pour évaluer la capacité des machines à se faire passer pour des êtres humains.

Selon le scientifique anglais les ordinateurs numériques auraient été capables de passer son test avant la date symbolique de l’année 2000. Pour la petite histoire, à l’occasion de l’édition 2000 du Loebner Prize in Artificial Intelligence, aucun des logiciels en lice n’est arrivé à tromper les juges. De ce point de vue-là, la prophétie de Turing ne s’est réalisée… Est-ce aussi pour cela qu’il demeure “impardonnable” ?