Dans l’ADN (14 févr. 2019)

Dans le magazine L’ADN, David-Julien Rahmil passe en revue les lessons learned de mon ouvrage En attendant les robots (Seuil, 2019).

Les IA créent des emplois… que vous n’avez surement pas envie d’occuper 

Dans son enquête En attendant les robots, le sociologue Antonio A. Casilli porte un coup fatal aux prétentions de l’intelligence artificielle. Non, elle n’est pas à deux doigts de nous voler nos jobs. Elle serait même incapable de se passer de ses travailleurs de l’ombre.

« Système automatique », « deep learning », « réseau de neurones »… Il y a de fortes chances que vous ayez déjà croisé ces termes dans des articles parlant d’intelligence artificielle. Depuis plusieurs années, les entreprises du numérique nous vendent des IA autonomes qui remplacent peu à peu le travail des hommes. Pourtant, certains experts ne croient pas à cet intensif storytelling et le font savoir. Ainsi, en janvier 2018, le chercheur en intelligence artificielle Yann LeCun s’en prenait au fameux robot Sophia en employant les termes d’« IA Potemkine » ou « IA Magicien d’Oz ». Pour le scientifique en chef de l’IA chez Facebook, cette machine soit disant sophistiquée n’est en fait qu’une illusion, un pantin sans âme suivant des scripts de conversation plus ou moins complexes.

La grande illusion de l’automatisation

Loin de se limiter à l’androïde d’Hanson Robotics, la pseudo intelligence artificielle se trouverait dans toute l’industrie du numérique. Cette thématique est d’ailleurs explorée par Antonio A. Casilli, sociologue et enseignant à Télécom Paris-Tech. Dans son livre En attendant les robots, il passe en revue cette grande illusion de l’automatisation et souligne combien les IA ont encore besoin d’humains pour fonctionner correctement. On ne parle pas ici d’ingénieurs mais de travailleurs précaires qui gagnent leur vie en réalisant des micro-tâches. Passage en revue de cette grande illusion du numérique.

L’algorithme d’Amazon (et son armée de travailleurs humains)

Quand vous faites une recherche sur Amazon, vous êtes persuadé que l’algorithme trie pour vous les informations les plus pertinentes afin de les afficher en première page ? C’est en partie vraie, mais pas complètement. Depuis 2005,la firme de Jeff Bezos s’appuie sur son service Mechanical Turk, ou Turc Mécanique. Cette plateforme emploie des micro-travailleurs (appelés aussi tâcherons du clic) qui trient à la main les produits les plus pertinents en fonction des recherches. « Il s’agit, dans le jargon d’Amazon, d’une intelligence artificielle artificielle », indique le chercheur qui évoque ce système réunissant plus de 500 000 personnes dans le monde. Le nom fait quant à lui référence à un prétendu automate joueur d’échec qui fut inventé à la fin du XVIIIe siècle. 

Loin de se cantonner au magasin d’Amazon, on trouve ces travailleurs de l’ombre dans des domaines variés : l’interprétation automatique de texte, la création d’archive sonores de conversation ou l’annotation d’images pour la reconnaissance visuelle de formes. Leur mission ? Aider les IA dans leur apprentissage en leur pointant ce qu’elles doivent retenir.

Google, Bing et les quality raters

S’il existe un service qui semble être complètement automatique, c’est bien les moteurs de recherche. Depuis l’hégémonie de Google, on sait tous que ces services reposent sur des bots qui parcourent le web à la recherche de pages à indexer. Cependant, la pertinence des résultats doit encore être validée par des humains. C’est le rôle des quality raters, une armée de vérificateurs fonctionnant toujours sur ce principe du Mechanical Turk. Leur objectif est de vérifier que les résultats affichés répondent au mieux aux requêtes des internautes. C’est eux qui font en sorte que les sites les plus pertinents apparaissent en première page tandis que les sites malveillants ou de moins bonne qualité finissent dans les dernières pages. Les mêmes tâcherons sont aussi utilisés pour juger de la pertinence d’une publicité afin qu’elle soit bien en rapport avec les requêtes des internautes. 

Les « héros » de YouTube (qui démonétise votre contenu)

Parmi les complaintes récurrentes des youtubeurs, on retrouve souvent la « vidéo strikée ». Dans les faits, il s’agit d’une vidéo démonétisée car elle utilise du contenu soumis au droit d’auteur. Alors que YouTube se vante d’utiliser un système de détection automatique, les choses s’avèrent aussi un peu plus compliquées que ça. En effet, il existe trois catégories de modération. La première est mise en place avec les utilisateurs qui peuvent signaler du contenu inapproprié ou violant le droit d’auteur.

Là-dessus, YouTube fait intervenir ses YouTube Heroesappelés aussi Trusted Flagger (signaleur de confiance).  Il s’agit d’utilisateurs qui vérifient les signalements, les descriptions des vidéos ou bien qui ajoutent des sous-titres. Ces derniers ne sont pas payés mais plutôt récompensés avec des abonnements premium ou des offres commerciales. Vient enfin la dernière catégorie qu’Antonio Casilli qualifie de modérateurs commerciaux. Ces derniers sont souvent des sous-traitants dont le travail consiste à « passer en revue des dizaines de vidéos par heure et les classer selon différents critères ». Ils déterminent si les vidéos sont des extraits issus de la télévision, des clips musicaux, des contenus inappropriés, etc. 

Les traducteurs automatiques

Au bureau ou en voyage, Google Translate nous sauve souvent la vie. Cependant si le service de traduction de Google est si efficace, ce n’est pas seulement grâce à la puissance de ses algorithmes. Grâce à sa discrète applicationCrowdSource (une plateforme de micro-travail non rémunéré), des milliers d’utilisateurs sont encouragés à saisir des phrases et à les traduire automatiquement. Quand le résultat s’affiche, ils sont encouragés à proposer leur propre formulation, se transformant ainsi en traducteurs non rémunérés.

La voiture autonome ne conduira jamais seule

Si vous avez l’impression que les voitures autonomes sont déjà parmi nous, c’est que vous avez gobé de gros bobards !En effet, depuis les démonstrations de Google en 2010, de nombreux constructeurs automobiles présentent des véhicules concept censés conduire à votre place dans un futur proche. Mais à bien y regarder, la plupart de ces véhicules ne sont pas complètement autonomes. La plupart n’en sont qu’au stade 3 sur 5 de la classification officielle, ce qui veut dire qu’elles ne peuvent rouler seule que sur l’autoroute et qu’elles ne permettent pas au conducteur de quitter la route des yeux.

Oubliez les publicités montrant des passagers en train de dormir pendant un trajet. Chez Uber, les véhicules en expérimentation sont toujours « équipés » d’un opérateur humain chargé d’accueillir les passagers, d’entretenir la voiture et de vérifier que la voiture ne va pas percuter un groupe d’enfants. Si vous pensez que c’est transitoire, Antonio Casilli douche vos espoirs. En effet il rapporte qu’un document de Waymo (la firme de Google qui gère les voitures autonomes) envisage de faire travailler les abonnés de son service. Ces derniers devront surveiller la route pendant le trajet et appuyer sur un bouton stop en cas de danger de collision